Afghanistan – 9 – 8 mars 2010
Il n’est pas tout de savoir comment les Afghans vivent : on peut également se pencher sur les expatriés. Comment cette dernière espèce, éprise de migration internationale, s’adapte et se confond dans la faune locale.
Il y a trois espèces qu’on peut distinguer facilement : les sédentaires, les nomades et les occasionnels.
Les premiers se caractérisent par un habitat principal, dont ils ne sortent que très rarement, pour ainsi dire jamais. L’Afghanistan n’est pour eux qu’un pays fait du même mur, où ce qui se passe en dehors n’est connu que par des rumeurs ou autres nouvelles. Pour sortir parfois dans quelques rares lieux, dument validés par des responsables sécurité tout autant au fait qu’eux de ce qui se passe dehors, ils se parent alors de leurs plus beaux atouts (un gilet pare-balle et un casque) et se déplacent en véhicule blindé aux verres teintés. Du coup, chaque petite sortie ou vision du monde extérieur devient pour eux un réel émerveillement. Le moindre bout de trottoir foulé est une expédition et la vision de ces élégants autochtones enturbannés relève de l’incroyable et de l’imaginaire.
Le nomade, quant à lui et à l’inverse des premiers, ne connaît aucune règle. Il passe le plus clair de son temps dehors, connaît le pays (ou sa ville) sur le bout des doigts et est en général arrivé il y a bien longtemps, alors que l’Afghanistan commençait à se reconstruire. Contrairement à l’espèce précédemment citée, impossible de le maintenir en cage. Il a besoin de liberté et de pouvoir clamer haut et fort son appartenance à cette espèce en voie de disparition, signe de reconnaissance indispensable à lui et ses paires.
Quant à l’occasionnel (catégorie à laquelle j’appartiens), les sorties sont plus limitées. Un cadre est défini par de longs processus sécuritaires, mais il jouit d’une semi-liberté, frustrante en présence de nomades, valorisante avec les sédentaires. Il ne peut s’aventurer seul n’importe où, doit répondre de ses mouvements, mais essaye malgré tout d’en faire le plus possible pour se créer une connaissance de son habitat.
Parfois, ces trois espèces cohabitent lors de rassemblements visant à les divertir. Lors de ces rassemblements organisés par les uns ou par les autres, tout ce petit monde se réunit sous un même toit et l’on retrouve une ambiance digne des booms de nos 15 ans. On danse sur des musiques on ne peut plus catastrophiques, on boit beaucoup, on parle très peu mais on ne cesse de rire et, bien sûr, les mâles dominants ne se gênent pas pour regarder les femelles, essayant de s’imposer en jouant des muscles et de leur verbe.
En général, quand on ne connaît pas la bête en face de soi, après l’avoir dument jugée du regard, on s’approche et l’on lance les quatre questions qu’il faut impérativement poser pour lier connaissance, sans quoi on passe pour un « malotru » :
« Tu t’appelles comment ? »
« Tu bosses pour qui ? »
« Ça fait longtemps que tu es là ? ».
« Tu es encore là pour longtemps ? »
Cette dernière question permet d’ailleurs d’établir un rang hiérarchique entre les individus : plus on est « là » depuis longtemps plus on est respecté ; si l’on est encore tout frais, il faut vite ajouter une phrase du genre : « Ouais, mais avant, j’ai fait deux ans en Irak, six en Corée du Nord... », pour s’imposer et être reconnu comme membre du troupeau à part entière.
Si le contact passe bien, on s’empresse de sortir son Nokia (modèle sans aucun gadget, mais avec une petite lampe de poche au bout) pour entrer le numéro de téléphone du nouveau membre en commençant toujours par son organisation (genre ONG Franck). Les troupeaux ainsi constitués se réunissent très régulièrement pour parler de rien, car les activités se constituent principalement de : boulot, boulot, parfois déjeuner ou dîner, boulot et commérages.
Je ne dis pas non plus que la vie de l’espèce locale, l’Afghan, est plus enclin aux loisirs. Celle-ci se limite beaucoup au travail (quand ils ont la chance d’en avoir), puis aux soirées à la maison ou chez la famille, où finalement les discussions ne sont pas très animées. Il existe peu de loisirs diurnes et nocturnes pour les Afghans.
Dans la journée, il y a quelques endroits où l’on peut faire un tour de cheval, jouer à la balle, mais il n’est pas dans la culture d’avoir une vie de loisirs des plus développées. Le cerf-volant, les combats de chien (ou autres animaux tels le chameau, le bélier...) et le bouzkachi restent les trois seuls jeux réellement ancrés dans la culture et animent les discussions et cœurs (masculins bien évidement). Point de bars ou de discothèques, point de lieux de plaisir si ce n’est quelques billards dans les grandes villes, et, le jeudi soir (équivalent du samedi soir), les jeunes ne peuvent rien faire d’autres qu’un tour en voiture sur l’artère la plus commerçante, pour se montrer, faire les coqs, puis s’en retourner après quelques minutes.
Et pourtant, une des industries les plus fleurissantes est celle du téléphone portable. On appelle pour montrer qu’on a un téléphone, on hurle pour que tout le monde puisse profiter de sa conversation, on n’hésite pas à mettre le haut-parleur pour que les autres entendent mais, avec tout cela, il faut quand même faire attention à son budget. Tous les téléphones (ou presque) utilisent des cartes prépayés. Les vendeurs sont partout dans les villes, villages et campagne (où il y a du réseau bien sûr) et les communications se facturent à la seconde. Lorsqu’on appelle, point de formules de politesse, autrement longues (très longues) dans la vie ordinaire, point d’au revoir : on va de suite au but, pour ne pas perdre de temps (donc d’argent). Beaucoup considèrent que le téléphone est devenu une maladie. On l’utilise partout, même dans les rendez-vous les plus importants, on s’interrompt pour répondre, on choisit des sonneries comme la musique de Titanic et on laisse sonner très longtemps pour montrer qu’on est branché. Je me demande, en écrivant tout ça, si c’est finalement très différent de chez nous ?
Pour revenir sur les loisirs cités plus haut, les cerfs-volants, j’en ai déjà parlé, je ne reviendrai pas dessus. Par contre, le bouzkachi et les combats de chien, c’est une autre histoire, où l’animal, le vrai, tient la première place.
Commençons par ce dernier. Les combats de chien ont toujours existé ici (exception faite sous les Talibans qui les avait interdits, tout comme tous les autres divertissements d’ailleurs).
Pas de mise à mort, pas de paris, mais le plaisir de voir deux molosses s’affronter librement. Les chiens ressemblent plus à des poneys par leur gabarit qu’à nos sympathiques petits caniches. Ils n’ont point d’oreilles ni de queues pour éviter d’être mordus à ces endroits. Les maîtres se font plus trainer qu’ils ne les tiennent et, lorsque deux mâles se préparent au combat, ce n’est pas un concert d’aboiements mais plus un silence de grognements. L’arène se délimite par les spectateurs, un gardien muni d’un bâton vérifiant que personne ne dépasse et n’hésitant pas à passer en hurlant et brandissant son stick le long de la foule pour préserver les « distances de sécurité ». De loin, les deux mâles se sentent, s’observent, se tendent, puis, une fois la laisse ou le collier lâché, les deux monstres se jettent l’un sur l’autre avec une puissance sans retenue. Ils s’attrapent, se mordent, se projettent mais, dès que l’un des chiens paraît battu, les maîtres se rapprochent précautionneusement et, à l’aide de cordes, séparent les acteurs pour laisser la place libre au prochain combat. Seul réside pour le propriétaire le bonheur de posséder le chien le plus puissant, le valorisant ainsi aux yeux de tout le village. Bien sûr, de nombreux paris viennent agrémenter la scène.
Reste de l’autre côté le bouzkachi. Pour jouer, il faut des tchopendozs (cavaliers), des chevaux, une carcasse de chèvre vidée et remplie de sable (de 40 a 70 kilos) et un grand terrain plat. Sur le papier les règles sont très simples. Il faut récupérer la carcasse (sans descendre de cheval), l’amener à l’autre bout du terrain pour ensuite la jeter à son point de départ (mis en valeur par un cercle à même le sol). Rien d’autres. Tous les coups sont ensuite permis, toutes les entourloupes et autres astuces autorisées. Il peut y avoir une vingtaine de joueurs à plus d’une centaine pour les plus grands bouzkachis. En général, deux équipes existent mais il est aussi possible que ce soit « chacun pour soi ». Les chevaux appartiennent soit à leur cavalier, soit à de riches propriétaires qui s’allouent les services d’un tchopendoz, qui ne sera rémunéré que par le gain ou la beauté de son jeu. Pour le propriétaire, il y aura le mérite suprême qu’est celui de posséder les meilleurs chevaux.
Le jeu ouvert, la meute d’équidés se jette sur la carcasse, les chevaux tout autant excités par le jeu que les cavaliers. Au cœur de la bataille, les coups pleuvent, les chevaux se bousculent, les tchopendozs se fraient un chemin à coups de cravaches, de poings ; certains chevaux sont dressés à bondir pour se faire une place dans la mêlée ; plus rien ne compte si ce n’est attraper cette carcasse pour la ramener au même endroit. Et, quand quelqu’un réussit à la récupérer, il est entouré par des dizaines de bras qui ne cherchent à se saisir que de la proie. Ça y est, il y en a un qui a réussi à s’échapper, il galope aussi vite qu’il le peut vers le fond du terrain, poursuivi par des dizaines d’autres. Les chevaux sont comme les cavaliers, en transe et en sueur, n’ayant qu’un objectif, gagner. Sur le chemin du retour, celui qui porte la carcasse doit faire face à la même bataille, se faisant généralement voler son butin par d’autres, jusqu’à ce que, le plus malin, le plus fort ou le plus filou réussisse à déposer le corps inerte à son point de départ. Le vainqueur est alors acclamé par la foule et s’en va au grand galop récupérer sa récompense. Au cours de ces batailles, le plus impressionnant reste de voir comment le cheval se comporte avec le cavalier, comment ils deviennent identiques, réagissant aux mêmes règles et à la même envie. L’expression « ne faire qu’un » prend ici toute sa saveur.
Voilà, pour tous ces récits afghans. Le temps étant à présent compté pour moi puisque je quitte le pays dans quelques semaines, je ne pense pas qu’il y aura d’autres petites lettres comme celles que je vous ai envoyées depuis un an.
En espérant pouvoir revoir le plus grand nombre d’entre vous pendant mon prochain séjour en métropole.
L'Abeille
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