L'Abeille

L'Abeille

RDC - 9 mars 2018 - Kinshasa

Bien qu’il soit déjà 21 h, il est là, assis depuis plus de sept heures sur son trône de rotin, les bouteilles d’un grand cru champenois se succédant sans interruption. Sa maigre cour l’entourant et l’écoutant, tout en se laissant bercer par des paroles qui paraissent avoir de moins en moins de sens. Ce haut général, fier de son pouvoir – on ne sait s’il le doit à ses conquêtes, son réseau ou ses finances (ou une habile combinaison de ses trois composantes) – règne, pour quelques heures et sans partage, sur un restaurant chic de la capitale.

 

Plus le temps passe, plus sa voix monte, personne ne contestant ses exercices vocaux intenses, de toute façon ici-bas, il n'y a plus d'opposition. Faut il croire que l’alcool rend sourd. D’où la nécessité de s’assurer que les courtisans entendent et rient quand il leur somme de le faire. Peu importe si cela incommode les autres clients, qui espéraient, en venant ici, trouver un peu de quiétude et bénéficier d’un cadre apaisant, loin des turpitudes citadines de la plus grande ville francophone du monde. Il faut croire qu’ici les galons donnent, à ceux qui en ont, tout pouvoir, sans que la moindre notion de respect existe.

 

Un petit groupe d’étrangers, assis quelques tables plus loin, ne se sentant pas capables de profiter ainsi de leur dîner, commencent à piaffer. Le général amplifie ses vociférations, aussi incompréhensible soient-elles. Aussi incompréhensibles soient les propos d’une personne ayant passé sa journée à se satisfaire de petites bulles.

 

Et, en quelques secondes, tout s’enchaîne. L’un des étrangers ne peut s’empêcher de haranguer cette irrespectueuse sommité, d’un « Papa (terme affectueux pour dire Monsieur en « langue locale »), est ce que vous pouvez faire moins de bruit ! ». Probablement blessé dans son amour-propre et peu habitué à se faire traiter de la sorte, le général ne sait que répondre, puis articule difficilement une insulte qu’il se met ensuite à répéter en boucle. L’étranger, alors quelque peu échaudé, lui répond vertement de la même manière, tout en se levant et se dirigeant vers la table de notre gradé, bombant le torse, probablement prêt, semblant prêt, s’il le faut, à utiliser ses mains, afin de ramener un peu de tranquillité autour de ce dîner.

 

L’officier bloqué derrière sa table, et probablement peu sûr de la stabilité de ses membres inférieurs, ne trouve autre défense que de jeter à la figure de notre insolent chevalier un peu de ce précieux liquide qui l’alimente depuis de trop longues heures. Il faut alors croire que la fierté s’amplifie avec l’humidité, car l’étranger est alors rapidement à une portée de bras de celui qui se doit de protéger dignement sa nation.

 

Mais, en quelques secondes, une nuée de serveurs, accompagnés des propriétaires du restaurant, s’interposent devant l’homme qui respire désormais les vignes champenoises. Ils pressent celui prêt à en découdre de ne rien faire. Cette ivre personnalité est au-dessus de toutes les lois, s’il y en a, et toucher à l’intégrité physique de ce dignitaire donnerait une occasion en or à ce militaire pour créer une loi instantanée qui enverrait tout contestataire en des lieux clos. Car quoi qu’il en soit, quelques soient les faits, il aura raison.

Ainsi en est la preuve que le notable alcoolique ne peut être inquiété par un autre plus bas que lui, lavant ainsi son honneur bafoué à grands coups de boisson alcoolisée.

 

À observer cette scène, on comprend alors toute l’étendue de certains des drames qui courent dans ce pays, ou devrais-je dire la perception du pouvoir par certains, dont des liens semblent plus tenir du seigneur envers ses serfs que de l’administrateur envers l’administré, du protecteur envers l’individu. Peu importent leurs agissements, l’impunité protège ceux qui règnent sans concession. Tous les autres ne sont que des faibles qui doivent se soumettre et n’opposer aucune résistance qui ne saurait que trop leur jouer des tours. Un simple passant peut se voir sans raison aucune incarcéré, un propriétaire de restaurant peut être contraint à fermer sans préavis, une autorité de moindre rang peut être remise en question immédiatement si son action gêne ou retarde celui qui est au-dessus. Et la justice, me direz-vous ? Une fois n’est pas coutume, elle suivra la voie de la raison, qui sera celle du pouvoir, puis celle de l’argent.

 

Et se pose alors cette question dont je ne connais la réponse : comment un peuple peut-il avoir confiance en ses institutions si celles-ci ne sont reconnaissantes qu’envers quelques-uns qui n’ont d’intérêts que leur propre personne, sans se soucier d’assumer une tâche nationale, qu’ils se sont pourtant théoriquement engagés à mener ?



09/03/2018
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